Tin Pan Alley : Creuset de la musique pop américaine et du jazz
Tin Pan Alley représente l’apogée de l’industrie de la musique en partition aux États-Unis. Le terme désigne les éditeurs concentrés sur la 28e Rue entre la Cinquième et la Sixième Avenue à Manhattan.
Outre la musique, les éditeurs de Tin Pan Alley ont élevé le marketing et le mercantilisme de l’industrie musicale à un niveau de sophistication sans précédent.
Une origine bien britannique
L’histoire de l’industrie de la musique populaire trouve son origine au XVIIIe siècle à Londres. Thomas Arne et d’autres compositeurs ont écrit des chansons spécialement pour un public de masse. Personne ne s’était jamais autant soucié d’un public aussi « vulgaire » et perçu comme sans sophistication.
D’harmonies et de structures simples, ces chansons suivaient un modèle prévisible. Les éditeurs de musique britanniques ont d’ailleurs publié des milliers de chansons et de collections de ce type de chansons.
Nonobstant les moqueries des connaisseurs, ces chansons « bébêtes » ont rapporté aux compositeurs et aux éditeurs plus d’argent qu’ils n’auraient pu en gagner avec une musique plus sophistiquée.
La pop américaine et l’édition musicale avant Tin Pan Alley
Les premiers accords de pop américaine ont été fortement inspirés, sinon des copies carbone, de pièces britanniques.
À l’origine, la pop s’est abreuvée et diversifié en assimilant l’influence de la musique écossaise, irlandaise, italienne et des esclaves noirs. Les spectacles de ménestrel à « blackface » ont dominé le divertissement américain pendant la majeure partie du XIXe siècle, et ce à partir des années 1840.
Jusqu’en 1885 environ, les éditeurs de musique américains opéraient à partir de boutiques. Ils vendaient aussi des instruments et des accessoires musicaux.
Les plus importants d’entre eux se trouvaient dans diverses grandes villes, surtout dans les villes du nord. Beaucoup avaient des accords de réciprocité avec des magasins d’autres villes pour la distribution et la vente de partitions.
Les villes d’autres régions du pays et les petites villes du Nord avaient aussi des éditeurs de musique. Mais ils étaient moins connus et avaient une portée géographique plus restreinte.
Ces entreprises cherchaient à satisfaire les besoins musicaux de tous les segments de leur ville. Ils publiaient de la musique populaire, bien sûr, ainsi que de la musique classique, de la musique d’église et des ouvrages d’instruction musicale.
Jusqu’à l’invention du phonographe et de la radio, les gens qui voulaient profiter de la musique avaient deux choix. Ils pouvaient assister à des concerts en direct ou ils pourraient chanter et la jouer eux-mêmes.
Le nombre de foyers avec des pianos a explosé après la guerre de Sécession. On estime que les Américains achetaient alors plus de 25 000 pianos par an. En 1887, c’est plus de 500 000 jeunes qui étudiaient le piano.
Devant cette demande, capitalisme oblige, de plus en plus d’éditeurs sont entrés sur le marché pour combler l’appétit des musiciens amateurs en matière de partitions. Contrairement aux éditeurs plus anciens et établis, ces nouvelles PME se sont spécialisées en musique populaire.
Émergence et consolidation de nouvelles formes musicales à New York
À la même époque, New York s’imposait comme le plus important centre américain de musique et d’arts de la scène en s’éloignant des thématiques et de la forme des spectacles de troupes itinérantes et des salles de spectacles d’ailleurs au pays.
On désigne habituellement Ned Harrigan et Tony Hart comme créateurs du théâtre musical new-yorkais au cours des années 1870. Leurs spectacles mettaient souvent en vedette des chansons de David Braham, compositeur d’origine britannique. Ces trois hommes ont monté des spectacles à sensibilité plus urbaine prisés par les New-Yorkais. Le reste du pays n’en a guère tenu compte.
Alors que les spectacles de ménestrels se moquaient parfois des Noirs avec cruauté pour divertir un public à prédominance blanche, les spectacles de Harrigan et Hart présentaient une vision sympathique d’une société ethniquement diversifiée. On ne parlera pas ici de grandeur d’âme et d’humanisme de la part des promoteurs. Cette vision représentait un miroir de la composition ethnique de la ville et, par conséquent, du public fréquentant les salles. Les Irlandais, les Allemands et les Noirs, par exemple, n’avaient peut-être pas toujours des relations aisées à New York, mais sur scène, ils étaient tous de bonnes personnes et trouvaient des moyens de résoudre leurs différends.
En parallèle aux premiers pas de la formule Broadway offerte par Harrigan et Hart, un nouveau type de Vaudeville se profilait dans la Big Apple. Les spectacles de vaudeville offerts par Tony Pastor et d’autres s’éloignaient encore plus des spectacles de ménestrels.
Même si, dans les deux cas, le spectacle de ménestrel et de vaudeville consistait en une série de chansons, de danses, de sketches comiques et d’autres numéros sans liens entre eux, le Vaudeville new-yorkais renonce à la convention d’avoir toute la troupe sur scène pour toute la durée du spectacle. Les artistes de vaudeville ne monteront sur scène que pour leurs propres numéros.
La Naissance de Tin Pan Alley
T.B. Harms s’installe à Manhattan en 1881 en tant qu’éditeur exclusif de chansons populaires. Son premier grand succès, « Wait Till the Clouds Roll By » de Charles Pratt constituera le premier succès de Tin Pan Alley.
D’autres éditeurs, dont Willis Woodword et M. Witmark, suive rapidement L’industrie de la musique populaire est devenue plus rentable que jamais.
Ces nouveaux éditeurs, avec leur nouvelle spécialisation dans les chansons populaires, introduisent également de nouvelles pratiques commerciales. Ils mènent, entre autres pratiques, les premières études de marché pour choisir les chansons à publier. Ils initient également des programmes de commercialisation agressive avec des professionnels sur le terrain.
Les éditeurs de Tin Pan Alley tentent de protéger l’exclusivité de leur approvisionnement en gardant une écurie d’auteurs-compositeurs sous contrat. Ils imposent également peu à peu un style d’écriture, musique et paroles, qui jetteront les bases du style.
La musique populaire s’industrialise et perd donc en authenticité.
Avant de publier une chanson, les compagnies ont embauché des « pluggers » pour les faire jouer dans les magasins de partitions, afin de séduire les musiciens amateurs. Les « pluggers » font également la cour aux grandes vedettes et aux propriétaires de salles de spectacles pour faire adopter les chansons qui leur sont confiées. Ce que ces clients aiment et n’aiment pas détermine ce que les éditeurs mettront sous presse.
Les éditeurs soignent particulièrement les relations avec les artistes-interprètes les plus importants. La structure du vaudeville a permis à chaque artiste de devenir une star à part entière. Un amuseur populaire présentant avec succès une de leurs chansons pouvait garantir assez de ventes pour faire un profit. C’est pourquoi de nombreuses pochettes de partitions comportent des portraits du chanteur qui a interprété la première chanson.
Les « Gay Nineties » ont la réputation d’être l’une des époques les moins troublées et les plus heureuses de l’histoire américaine. Ce n’était pas le cas. Le public de l’époque voulait une musique qui lui fasse du bien. Les gens achetaient avec empressement tout ce qui leur donnait un sentiment de chaleur, de bonheur, et de nostalgie.
« After the Ball » : le « Rock’n’Roll Around the Clock » du Tin Pan Alley
En 1892, l’industrie musicale américaine frappe son premier grand coup de circuit.
« After the Ball » vend plus de deux millions d’exemplaires de partitions. Ses ventes totales de partitions dépassent les cinq millions d’exemplaires, ce qui en fait le best-seller de l’histoire de Tin Pan Alley.
Son influence consolidera également la Sainte-Trinité des paroliers de ballades d’entre 1892 et 1920 : les bébés, l’amour déçu, et la mort. Le succès lancé de manière indépendante par Charles K. Harris a inspiré d’autres auteurs-compositeurs à fonder leur propre maison d’édition.
L’apogée de Tin Pan Alley : l’interaction entre compositeurs juifs et noirs
Au début des années 1880, deux migrations massives importantes sur le plan musical ont lieu. Une grande partie de la population noire du Sud migre vers les emplois du Nord. À la même époque, de nombreux Juifs d’Europe de l’Est immigrent à New York. Juifs et Noirs y interagissaient de manière informelle.
Les auteurs-compositeurs juifs s’inspirent des chansons d’inspiration noire de la tradition des spectacles de ménestrel. Ils y ajoutent cependant leur sensibilité.
En 1893, l’Exposition universelle a lieu à Chicago. La ville est alors sous l’emprise du Ragtime. Plusieurs musiciens de partout aux États-Unis sont ainsi exposés à la fois au Rag et aux pièces « Coon Song » (ancêtre indirect du Blues).
La mode du ragtime explose hors des frontières raciales. Le ragtime est devenu un genre à succès commercial à part entière.
Même si le « Alexander’s Ragtime Band » d’Irving Berlin (1911) ne sait pas capter les rythmes ragtime avec beaucoup de succès, ses contemporains et lui finiront par devenir très doués.
Vers 1920, l’ascendance des compositeurs et paroliers d’origine juive à Tin Pan Alley ne fait plus de doute avec la popularité des Berlin, Gershwin, et Jerome Kern. Lorsqu’on demande le secret de son succès à Cole Porter, l’un des rares musiciens noirs ayant réussi à s’imposer à l’époque, il répond qu’il compose des « airs juifs ».
Étant donné que l’intolérance raciale et le sentiment anti-immigration étaient à leurs plus forts dans les années 1920, il est ironique de constater la domination de ce mélange d’influence juive et noire sur l’industrie de la musique populaire américaine.
Le déclin et la disparition de Tin Pan Alley
Trois changements importants survenus à la fin des années 1920 marquent un tournant important dans l’histoire de la pop américaine.
- Le succès de la pièce de Broadway « Show Boat » en 1927 fait préférer au public les spectacles avec une unité de thème et intrigue. Les revues de type Vaudeville s’effacent. Il devient de plus en plus difficile pour les auteurs-compositeurs de placer des chansons uniques dans une production de Broadway. Le succès de Tin Pan Alley passe désormais par la capacité à écrire non seulement une chanson à succès, mais toute la musique pour tout un spectacle.
- L’arrivée du cinéma parlant — et chantant — en 1927 avec « The Jazz Singer » convainc plusieurs des meilleurs éléments de Tin Pan Alley de déménager à Hollywood et d’œuvrer dans les comédies musicales.
- L’essor de la radio et des disques supplante la musique en feuilles comme moyen prédominant de consommer les chansons populaires. Ces nouveaux médias permettent une jouissance totalement passive de la musique.
Ces changements n’affectent cependant pas le style de la musique populaire.
Le style Tin Pan Alley continue de dominer la pop américaine jusque dans les années 1950, date à laquelle la musique rock l’a défié et finalement supplanté. La dernière comédie musicale d’Irving Berlin, « Mr. President » (1962) marque sa mort définitive.
Principaux compositeurs et paroliers du style Tin Pan Alley
- Milton Ager
- Thomas S. Allen
- Harold Arlen
- Ernest Ball
- Irving Berlin
- Bernard Bierman
- George Botsford
- Shelton Brooks
- Lew Brown
- Nacio Herb Brown
- Irving Caesar
- Sammy Cahn
- Hoagy Carmichael
- George M. Cohan
- Con Conrad
- Fred Coots
- Gussie Lord Davis
- Buddy DeSylva
- Walter Donaldson
- Paul Dresser
- Dave Dreyer
- Al Dubin
- Dorothy Fields
- Ted Fio Rito
- Max Freedman
- Cliff Friend
- George Gershwin
- Ira Gershwin
- Oscar Hammerstein II
- Y. “Yip” Harburg
- Charles K. Harris
- Lorenz Hart
- Ray Henderson
- James P. Johnson
- Isham Jones
- Scott Joplin
- Gus Kahn
- Bert Kalmar
- Jerome Kern
- Al Lewis
- Sam M. Lewis
- Frank Loesser
- Jimmy McHugh
- W. Meacham
- Johnny Mercer
- Halsey K. Mohr
- Theodora Morse
- Ethelbert Nevin
- Bernice Petkere
- Maceo Pinkard
- Lew Pollack
- Cole Porter
- Andy Razaf
- Richard Rodgers
- Harry Ruby
- Al Sherman
- Lou Singer [22]
- Sunny Skylar
- Ted Snyder
- Kay Swift
- Edward Teschemacher
- Albert Von Tilzer
- Harry Von Tilzer
- Fats Waller
- Harry Warren
- Richard A. Whiting
- Harry M. Woods
- Jack Yellen
- Vincent Youmans
- Joe Young
- Hy Zaret
Quelques pièces marquantes de l’âge d’or du Tin Pan Alley
- « A Bird in a Gilded Cage » (Harry Von Tilzer, 1900)
- « After the Ball » (Charles K. Harris, 1892)
- « Ain’t She Sweet » (Jack Yellen & Milton Ager,1927)
- « Alabama Jubilee » (Jack Yellen & George L. Cobb, 1915)
- « Alexander’s Ragtime Band » (Irving Berlin, 1911)
- « All Alone » (Irving Berlin, 1924)
- « At a Georgia Campmeeting » (Kerry Mills, 1897)
- « Baby Face » (Benny Davis & Harry Akst, 1926)
- « Bill Bailey, Won’t You Please Come Home » (Huey Cannon, 1902)
- « By the Light of the Silvery Moon » (Gus Edwards & Edward Madden, 1909)
- « Carolina in the Morning » (Gus Kahn & Walter Donaldson, 1922)
- « Come Josephine in My Flying Machine » (Fred Fisher & Alfred Bryan, 1910)
- « Down by the Old Mill Stream » (Tell Taylor, 1910)
- « Everybody Loves My Baby » (Spencer Williams, 1924)
- « For Sentimental Reasons » (Al Sherman, Abner Silver & Edward Heyman, 1936)
- « Give My Regards to Broadway » (George M. Cohan, 1904)
- « God Bless America » (Irving Berlin, 1918; revised 1938)
- « Happy Days Are Here Again » (Jack Yellen & Milton Ager, 1930)
- « Hearts and Flowers » (Theodore Moses Tobani, 1899)
- « Hello Ma Baby (Hello Ma Ragtime Gal) » (Emerson, Howard, & Sterling, 1899)
- « I Cried for You » (Arthur Freed & Nacio Herb Brown, 1923)
- « In the Baggage Coach Ahead » (Gussie L. Davis, 1896)
- « In the Good Old Summer Time » (Ren Shields & George Evans, 1902)
- « In the Shade of the Old Apple Tree » (Harry Williams & Egbert van Alstyne, 1905)
- « K-K-K-Katy » (Geoffrey O’Hara, 1918)
- « Let Me Call You Sweetheart » (Beth Slater Whitson & Leo Friedman, 1910)
- « Lindbergh (The Eagle of the U.S.A.) » (Al Sherman & Howard Johnson, 1927)
- « Lovesick Blues » (Cliff Friend & Irving Mills, 1922)
- « Mighty Lak’ a Rose » (Ethelbert Nevin & Frank L. Stanton, 1901)
- « Mister Johnson, Turn Me Loose » (Ben Harney, 1896)
- « My Blue Heaven » (Walter Donaldson & George Whiting, 1927)
- « Now’s the Time to Fall in Love » (Al Sherman & Al Lewis, 1931)
- « Oh, Donna Clara » (Irving Caesar, 1928)
- « Oh by Jingo! » (Albert Von Tilzer, 1919)
- « On the Banks of the Wabash, Far Away » (Paul Dresser 1897)
- « Over There » (George M. Cohan, 1917)
- « Peg o’ My Heart » (Fred Fisher & Alfred Bryan, 1913)
- « Shine Little Glow Worm » (Paul Lincke & Lilla Cayley Robinson, 1907)
- « Shine on Harvest Moon » (Nora Bayes & Jack Norworth, 1908)
- « Some of These Days » (Shelton Brooks, 1911)
- « Swanee » (George Gershwin, 1919)
- « Sweet Georgia Brown » (Maceo Pinkard, 1925)
- « Take Me Out to the Ball Game » (Albert Von Tilzer, 1908)
- « The Band Played On » (Charles B. Ward & John F. Palmer, 1895)
- « The Darktown Strutters’ Ball » (Shelton Brooks, 1917)
- « The Little Lost Child » (Marks & Stern, 1894)
- « The Man Who Broke the Bank at Monte Carlo » (Charles Coborn, 1892)
- « The Sidewalks of New York » (Lawlor & Blake, 1894)
- « The Japanese Sandman » (1920)
- « There’ll Be a Hot Time in the Old Town Tonight » (Joe Hayden & Theodore Mertz, 1896)
- « Warmest Baby in the Bunch » (George M. Cohan, 1896)
- « Way Down Yonder in New Orleans » (Creamer & Turner Layton, 1922)
- « Whispering » (1920)
- « Yes, We Have No Bananas » (Frank Silver & Irving Cohn, 1923)
- « You Gotta Be a Football Hero » (Al Sherman, Buddy Fields & Al Lewis, 1933)
Archéologue musical depuis ses 15 ans en 1983 (ouais, ça sent Popoca la momie aztèque ici!), Eric traîne ses savates de sillon en sillons, du punk au classique, de l’industriel au jazz, du psychotronique au folk, et de la variété au world beat. Bien évidemment, ça fait beaucoup de bagages si on y ajoute toute de sorte de ragots, de rumeurs et de bavardages à moitié bien rapportés en live. Mais il aime tout cela le brave et donne de son sang et de son temps. On lui pardonnera donc sans confession !